Rodin, tops & flops
J’ai trouvé mon Balzac ! Il s’appelle Estager et conduit une charrette pour un tonnelier d’Azay. Cela fait des mois que je sillonne la région de Tours à la recherche d’un sosie de l’auteur de La Comédie Humaine.
Mon Balzac, mon enfant chéri, celui auquel le public a fait le plus mauvais accueil ! On l’appelle « menhir millénaire », « pingouin », « sac à charbon » ! Mes amis ne s’y trompent pas : « jamais vous n’étiez allé plus loin » m’écrit Monet, « c’est absolument beau et grand, c’est superbe ».
Je cherche à fuir Paris. À Meudon, je trouve le calme et la sérénité. J’y vis avec Rose, entouré de mes animaux, la vache Coquette, les chevaux Rataplan, Moka, Quinola, mes chiens Lulu et Dora sans oublier les cygnes et la vieille guenon.
Je me lève à 6 h, monsieur Costa mon coiffeur vient pendant que je dessine. À 8 h j’ouvre mon courrier et dicte mes lettres, je consacre le reste de ma matinée aux visiteurs. Je déjeune à midi et je pars rejoindre mon atelier à Paris où m’attendent mes modèles et les personnalités dont je fais le portrait.
Dans le jardin de Meudon, un Bouddha de Borobudur est venu rejoindre ma collection d’antiques. Un nouveau pavillon abrite désormais mes dieux mutilés. J’en ai près de six mille de la Grèce, de Rome, de l’Égypte mais aussi du Moyen Âge.
À Meudon, j’aime écouter Wanda Landowska jouer du clavecin. Parfois, je fais venir un petit groupe de musiciens qui me jouent des airs de Bach, de Gluck, de Mozart ou encore de Beethoven. Ils s’installent dans ma chambre alors que je suis encore couché et je laisse mon âme être emportée par ces mélodies.
J’aime recevoir à Meudon. Le roi d’Angleterre Edouard vii est venu me rendre visite, ainsi que Mme Roosevelt. Mais je préfère les visites de mes amis artistes, Antoine Bourdelle, Jules Desbois, Eugène Carrière et même Isadora Duncan.
Je les ai tous vu danser, Isadora Duncan, Nijinski, Loïe Fuller… Ma dernière passion ce sont les danseuses du ballet cambodgien. Quelle extase ! Elles sont la beauté du monde. Je les aurais suivies jusqu’au Caire.
À l’Exposition Universelle de 1900, j’ai fait bâtir un pavillon place de l’Alma à Paris. J’y expose mes oeuvres comme je l’entends. A l’issue de l’exposition, le pavillon sera transporté à Meudon dans le jardin. Il deviendra même mon atelier.
J’ai été dessinateur avant d’être sculpteur. Mes sculptures sont des dessins sous toutes les dimensions. J’en expose trois cents à la galerie Bernheim-Jeune, j’ai une grande faiblesse pour ces petites feuilles de papier !
À Rome, j’ai fait le portrait du Pape qui ne m’a accordé que trois séances de pose. Difficile de prendre au vol les impressions de cette physionomie. Il n’a pas supporté ma façon de travailler. Je suis reparti avec un lot de photographies et j’ai travaillé d’arrache-pied pour sauver le portrait. Mais le Pape est déçu du résultat.
Je crois que l’homme, à mon âge, double un cap bien difficile et est submergé par le découragement. Ma carrière est jalonnée d’épreuves et de scandales. Je suis à bout, je suis fatigué autant par les calomnies que les louanges exagérées. La dernière lutte pour la création de mon musée m’épuise.